vendredi 8 novembre 2013

Quand je serai grande...

         J'ai 6 ou 7 ans, environ. Je suis à l'école primaire et parfois, je rechigne un peu à faire mes devoirs. Ma mère me dit « si tu ne travailles pas bien à l'école, quand tu seras grande, tu torcheras le cul des vieux. » Amusant quand on sait que la plupart des parents menacent de devenir caissière ou éboueur. Moi je rêve de faire ces métiers, alors ma mère se tourne vers le crade, et le caca, je ne supporte pas, c'est mon petit côté précieuse. Je me dis que « torcher le cul des vieux » est le pire des métiers, je ne veux surtout pas faire ça, je m'applique bien à l'école. Ma mère, quand à elle, effectue régulièrement des prélèvements « dans le cul des vieux ».

         On me dit que j'ai de la chance d'être née ici et maintenant. Qu'ailleurs, les petites filles ne peuvent pas aller à l'école. Qu'avant, les femmes ne pouvaient pas travailler et devaient rester à la maison. Je ne trouve pas que j'ai de la chance, je les envie, moi aussi j'aimerai bien ne pas aller à l'école ou rester à la maison. J'ai des idées d'enfants sur ce qu'est la vie, je trouve qu'elle serait plus facile autrement, je ne vois pas trop l'intérêt d'avoir des droits. Mais je m'applique quand même pour ne pas « torcher le cul des vieux ».

         J'ai 8 ans, je rencontre mon premier « vieux » qui a besoin « qu'on lui torche le cul ». Je suis en vacances chez la mère de ma belle mère, la femme de mon père. Dans cette maison, il y a ma « grand mère », et ses parents. L'arrière grand mère est gentille, elle nous fait des gâteaux et nous donne des bonbons en cachette. L'arrière grand père est un peu bizarre, il perd la tête, mais il nous fait rire : quand on mange de la soupe, il fait exprès de laisser tomber son dentier dedans. Ça éclabousse toute la table, on éclate de rire, il se fait engueuler.

         J'ai 9 ans, et l'arrière grand père est vraiment vieux maintenant. L'arrière grand mère est morte, laissant un grand vide dans la maison. Lui, il ne parle plus, ne marche plus. Il porte des couches et il sent mauvais. Il est toujours attaché au canapé, sinon il tombe. J'ai peur de lui, je suis une enfant, je ne me rends même pas compte que je lui fais de la peine. Un jour, je regarde la télé, il se réveille et tends sa main vers moi en balbutiant des choses que je ne comprends pas. Je suis terrorisée, je vais chercher ma grand mère. Il voulait juste un verre d'eau.

         Tout les jours, une dame très gentille vient, et aide ma grand mère à le laver, à le coiffer, à le raser. Elles passent beaucoup de temps avec lui, il sent bon quand elles le sortent de la salle de bain, mais il me fait toujours aussi peur. Je le dis à la dame. Elle sourit et me dit que surtout je ne dois jamais oublier qu'il m'aime beaucoup. Je n'y crois pas trop et j'espère qu'il ne sera plus là l'an prochain.

         J'ai 10 ans, mon souhait a été exaucé, mais je ne me rends pas vraiment compte de ce que cela implique.

         J'ai 16 ans, on doit me retirer mes dents de sagesse, je suis hospitalisée. Ma mère m'a fait peur, elle était très angoissée en me laissant, je suis angoissée aussi sans trop savoir pourquoi. J'ai peur de ne jamais me réveiller. On m'emmène dans le bloc, je ne vois le visage de personne, on me dit qu'on va me faire une piqûre qui va m'endormir, on me pique, je ne dors pas, je fonds en larmes et je crie « ne m'opérez pas, ne m'opérez pas, je ne dors pas. » Une dame ris à côté de moi, elle est infirmière elle me dit, et c'est normal que je ne dorme pas, je n'ai pas reçu le produit. Elle me fait compter de 10 à 1, je compte, 10, 9, 8, 7, je ne me souviens plus de rien, je suis partie. Je me réveille dans ma chambre, d'autres infirmières sont là, elles me donnent de la glace, de la crème dessert, elles ont toujours un mot gentil, je les aime bien. Je pars en ayant toujours aussi peur des hôpitaux, mais en aimant bien les infirmières.

         J'ai 19 ans, je passe de nouveau sur la table d'opération. De nouveau, la crise d'angoisse. Le brancardier me fait rire, me taquine en m'amenant au bloc, « alors, quelle jambe on va t'enlever ? » Je ris jaune mais il me détend. Au bloc, les infirmières une fois de plus, me rassurent et m'aident à partir ailleurs. Je me réveille paniquée, je pleure, je ne sais pas pourquoi, je m'excuse sans arrêt parce que je pleure sans comprendre pourquoi, une infirmière me rassure, toute mon angoisse sort par de grosses larmes, mais je vais mieux. Dans le service, je me réveille en plein milieu de la nuit, je m'ennuie, j'appuie sur la sonnette, une infirmière vient jouer aux cartes avec moi pendant une heure pour m'occuper, je me rendors. En partant, j'ai toujours aussi peur des hôpitaux, mais je trouve qu'infirmière, c'est vraiment un métier génial.

         J'ai 20 ans, j'ai raté ma licence, je ne sais plus trop vers quoi me tourner. Je m'inscris à la prépa pour le concours d'infirmière. Je passe trois concours, les écrits, les oraux. J'attends les résultats. Je suis première à l'un, 23eme à l'autre, recalée au dernier. Je pars pour trois ans d'études, avec mes belles idées sur le métier. Je vais sauver le monde. J'adore mon premier stage, je suis à ma place. Mon deuxième stage est gâché par une équipe qui ne me reconnaît pas en temps que professionnelle. J'hésite. Je ne sais pas si je veux continuer.

         J'ai 22 ans, je suis revenue finalement. Mon troisième stage est vraiment super, j'apprends énormément de choses. Mon quatrième stage est une consécration. Je fais le plus beau métier du monde. Je suis embauchée pour l'été. Je noue une relation particulière avec chacun des patients, ils se sentent en confiance avec moi, nous discutons, je passe d'excellents moments. Je deviens active dans la protection animale. Je navigue entre deux mondes, j'adore les gens, je les soigne, je suis utile, j'apporte quelque chose. Je hais les gens, leur impact sur le monde, ce qu'ils font aux animaux.

         Eté 2013. Je récupère trois chiots qui vont être tués par une personne mauvaise. Je passe mon été entre le boulot auprès de mes patients, les biberons à donner toutes les deux heures de jour comme de nuit. Mes parents se séparent et je suis présente pour les deux. Je m'oublie un peu. Beaucoup. Je vis pour les autres et on me remercie pour ça, mais je suis fatiguée. Je ne sais plus trop si j'ai envie de vivre toute ma vie comme ça.

         J'ai 23 ans, j'arrive en stage au bloc opératoire. J'ai peur, mais j'ai voulu me dépasser, j'ai choisi un stage aux antipodes de mes projets professionnels. On me fait des reproches, je ne suis pas ce qu'ils attendent. J'ai peur de rater, de ne pas être appréciée, de vivre un deuxième stage difficile. On me dit de suivre mes valeurs professionnelles. Je me repositionne. Je me questionne sur mes valeurs professionnelles. Je les ai un peu oubliées, je me suis oubliée, je suis devenue ce que l'on attend de moi en oubliant, au final, ce qui m'a mené à me diriger vers ces études.

         Je repense au grand père, à ce que j'ai pensé à l'époque, à ce que je pense maintenant. Je repense à ces moments où j'ai eu besoin d'être aidée, soutenue, entourée. Je repense à mes qualités, que l'on m'a demandé de nommer aux concours. Écoute, Respect, Professionnalisme, Perfectionnisme. Je suis là parce que je veux apporter quelque chose, parce que je pense que l'altruisme est une valeur essentielle à la vie de chacun. Je me retrouve. Dans ce stage si loin de ce que je veux faire de ma vie, je retrouve la vraie raison de ma démarche professionnelle. Je m'améliore. On me complimente. Je me sens bien.

         Quand je termine le stage, je pars les larmes aux yeux, j'ai retrouvé ce que je veux faire pour le reste de ma vie. J'ai 23 ans, j'ai bien travaillé à l'école, et « je torche le cul des vieux » en étant ravie de ce que je fais.

4 commentaires:

  1. Récit très émouvant. Tu arrives vraiment à bien écrire "le vrai". Magnifique!

    Je t'admire de savoir à ton âge ce que tu veux faire et de le proclamer comme ça.
    Bravo Rebecca, les patients ont de la chance de t'avoir à leurs côtés, je n'en doute pas une seconde.

    Et je te souhaite de continuer à aimer ton métier comme ça pendant longtemps, et de réussir à continuer la protection animale à côté, je sais à quel point ça te tient à cœur aussi.

    Gros bisous la belle!

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    1. Merci :) Même s'il y a parfois un peu de découragement, je pense qu'il faut un minimum de passion pour tenir le coup là dedans ! Mais pour une fois que j'ai l'occasion d'écrire quelque chose d'heureux, j'en profite, je ne me sentirai peut être pas toujours autant à ma place !

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  2. ohlala, quel texte...
    je suis touchée par ce que tu as vécu, et par ce vieil homme, qui n'était plus qui il était. ça nous ramène à ce que nous serons peut être plus tard, et comme nous devons être vigilant maintenant pour nos personnes âgées.
    tu fais un beau métier, qui malheureusement est souvent déconsidéré, alors que c'est un métier primordial auprès des patients.
    mais c'est aussi un métier difficile, prenant, on voit malheureusement des choses terribles qui arrivent.
    j'espère que tu garderas toute ta vie cette flamme et te souhaite une bonne continuation dans ton métier.

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    1. Merci Titite. Je repense à lui très souvent moi aussi. Je regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine à cette époque, enfant on ne se rend pas compte à quel point on est cruel. Je ne ressens pas le besoin de me faire pardonner, mais offrir à d'autres ce dont lui a manqué un jour, je trouve que c'est une belle manière de ne pas refaire cette erreur.

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