J'ai
6 ou 7 ans, environ. Je suis à l'école primaire et parfois, je
rechigne un peu à faire mes devoirs. Ma mère me dit « si tu
ne travailles pas bien à l'école, quand tu seras grande, tu
torcheras le cul des vieux. » Amusant quand on sait que la
plupart des parents menacent de devenir caissière ou éboueur. Moi
je rêve de faire ces métiers, alors ma mère se tourne vers le
crade, et le caca, je ne supporte pas, c'est mon petit côté
précieuse. Je me dis que « torcher le cul des vieux »
est le pire des métiers, je ne veux surtout pas faire ça, je
m'applique bien à l'école. Ma mère, quand à elle, effectue
régulièrement des prélèvements « dans le cul des vieux ».
On
me dit que j'ai de la chance d'être née ici et maintenant.
Qu'ailleurs, les petites filles ne peuvent pas aller à l'école.
Qu'avant, les femmes ne pouvaient pas travailler et devaient rester à
la maison. Je ne trouve pas que j'ai de la chance, je les envie, moi
aussi j'aimerai bien ne pas aller à l'école ou rester à la maison.
J'ai des idées d'enfants sur ce qu'est la vie, je trouve qu'elle
serait plus facile autrement, je ne vois pas trop l'intérêt d'avoir
des droits. Mais je m'applique quand même pour ne pas « torcher
le cul des vieux ».
J'ai
8 ans, je rencontre mon premier « vieux » qui a besoin
« qu'on lui torche le cul ». Je suis en vacances chez la
mère de ma belle mère, la femme de mon père. Dans cette maison, il
y a ma « grand mère », et ses parents. L'arrière grand
mère est gentille, elle nous fait des gâteaux et nous donne des
bonbons en cachette. L'arrière grand père est un peu bizarre, il
perd la tête, mais il nous fait rire : quand on mange de la
soupe, il fait exprès de laisser tomber son dentier dedans. Ça
éclabousse toute la table, on éclate de rire, il se fait engueuler.
J'ai
9 ans, et l'arrière grand père est vraiment vieux maintenant.
L'arrière grand mère est morte, laissant un grand vide dans la
maison. Lui, il ne parle plus, ne marche plus. Il porte des couches
et il sent mauvais. Il est toujours attaché au canapé, sinon il
tombe. J'ai peur de lui, je suis une enfant, je ne me rends même pas
compte que je lui fais de la peine. Un jour, je regarde la télé, il
se réveille et tends sa main vers moi en balbutiant des choses que
je ne comprends pas. Je suis terrorisée, je vais chercher ma grand
mère. Il voulait juste un verre d'eau.
Tout
les jours, une dame très gentille vient, et aide ma grand mère à
le laver, à le coiffer, à le raser. Elles passent beaucoup de temps
avec lui, il sent bon quand elles le sortent de la salle de bain,
mais il me fait toujours aussi peur. Je le dis à la dame. Elle
sourit et me dit que surtout je ne dois jamais oublier qu'il m'aime
beaucoup. Je n'y crois pas trop et j'espère qu'il ne sera plus là
l'an prochain.
J'ai
10 ans, mon souhait a été exaucé, mais je ne me rends pas vraiment
compte de ce que cela implique.
J'ai
16 ans, on doit me retirer mes dents de sagesse, je suis
hospitalisée. Ma mère m'a fait peur, elle était très angoissée
en me laissant, je suis angoissée aussi sans trop savoir pourquoi.
J'ai peur de ne jamais me réveiller. On m'emmène dans le bloc, je
ne vois le visage de personne, on me dit qu'on va me faire une piqûre
qui va m'endormir, on me pique, je ne dors pas, je fonds en larmes et
je crie « ne m'opérez pas, ne m'opérez pas, je ne dors pas. »
Une dame ris à côté de moi, elle est infirmière elle me dit, et
c'est normal que je ne dorme pas, je n'ai pas reçu le produit. Elle
me fait compter de 10 à 1, je compte, 10, 9, 8, 7, je ne me souviens
plus de rien, je suis partie. Je me réveille dans ma chambre,
d'autres infirmières sont là, elles me donnent de la glace, de la
crème dessert, elles ont toujours un mot gentil, je les aime bien.
Je pars en ayant toujours aussi peur des hôpitaux, mais en aimant
bien les infirmières.
J'ai
19 ans, je passe de nouveau sur la table d'opération. De nouveau, la
crise d'angoisse. Le brancardier me fait rire, me taquine en
m'amenant au bloc, « alors, quelle jambe on va t'enlever ? »
Je ris jaune mais il me détend. Au bloc, les infirmières une fois
de plus, me rassurent et m'aident à partir ailleurs. Je me réveille
paniquée, je pleure, je ne sais pas pourquoi, je m'excuse sans arrêt
parce que je pleure sans comprendre pourquoi, une infirmière me
rassure, toute mon angoisse sort par de grosses larmes, mais je vais
mieux. Dans le service, je me réveille en plein milieu de la nuit,
je m'ennuie, j'appuie sur la sonnette, une infirmière vient jouer
aux cartes avec moi pendant une heure pour m'occuper, je me rendors.
En partant, j'ai toujours aussi peur des hôpitaux, mais je trouve
qu'infirmière, c'est vraiment un métier génial.
J'ai
20 ans, j'ai raté ma licence, je ne sais plus trop vers quoi me
tourner. Je m'inscris à la prépa pour le concours d'infirmière. Je
passe trois concours, les écrits, les oraux. J'attends les
résultats. Je suis première à l'un, 23eme à l'autre, recalée au
dernier. Je pars pour trois ans d'études, avec mes belles idées sur
le métier. Je vais sauver le monde. J'adore mon premier stage, je
suis à ma place. Mon deuxième stage est gâché par une équipe qui
ne me reconnaît pas en temps que professionnelle. J'hésite. Je ne
sais pas si je veux continuer.
J'ai
22 ans, je suis revenue finalement. Mon troisième stage est vraiment
super, j'apprends énormément de choses. Mon quatrième stage est
une consécration. Je fais le plus beau métier du monde. Je suis
embauchée pour l'été. Je noue une relation particulière avec
chacun des patients, ils se sentent en confiance avec moi, nous
discutons, je passe d'excellents moments. Je deviens active dans la
protection animale. Je navigue entre deux mondes, j'adore les gens,
je les soigne, je suis utile, j'apporte quelque chose. Je hais les
gens, leur impact sur le monde, ce qu'ils font aux animaux.
Eté
2013. Je récupère trois chiots qui vont être tués par une
personne mauvaise. Je passe mon été entre le boulot auprès de mes
patients, les biberons à donner toutes les deux heures de jour comme
de nuit. Mes parents se séparent et je suis présente pour les deux.
Je m'oublie un peu. Beaucoup. Je vis pour les autres et on me
remercie pour ça, mais je suis fatiguée. Je ne sais plus trop si
j'ai envie de vivre toute ma vie comme ça.
J'ai
23 ans, j'arrive en stage au bloc opératoire. J'ai peur, mais j'ai
voulu me dépasser, j'ai choisi un stage aux antipodes de mes projets
professionnels. On me fait des reproches, je ne suis pas ce qu'ils
attendent. J'ai peur de rater, de ne pas être appréciée, de vivre
un deuxième stage difficile. On me dit de suivre mes valeurs
professionnelles. Je me repositionne. Je me questionne sur mes
valeurs professionnelles. Je les ai un peu oubliées, je me suis
oubliée, je suis devenue ce que l'on attend de moi en oubliant, au
final, ce qui m'a mené à me diriger vers ces études.
Je
repense au grand père, à ce que j'ai pensé à l'époque, à ce que
je pense maintenant. Je repense à ces moments où j'ai eu besoin
d'être aidée, soutenue, entourée. Je repense à mes qualités, que
l'on m'a demandé de nommer aux concours. Écoute, Respect,
Professionnalisme, Perfectionnisme. Je suis là parce que je veux
apporter quelque chose, parce que je pense que l'altruisme est une
valeur essentielle à la vie de chacun. Je me retrouve. Dans ce stage
si loin de ce que je veux faire de ma vie, je retrouve la vraie
raison de ma démarche professionnelle. Je m'améliore. On me
complimente. Je me sens bien.
Quand
je termine le stage, je pars les larmes aux yeux, j'ai retrouvé ce
que je veux faire pour le reste de ma vie. J'ai 23 ans, j'ai bien
travaillé à l'école, et « je torche le cul des vieux »
en étant ravie de ce que je fais.
Récit très émouvant. Tu arrives vraiment à bien écrire "le vrai". Magnifique!
RépondreSupprimerJe t'admire de savoir à ton âge ce que tu veux faire et de le proclamer comme ça.
Bravo Rebecca, les patients ont de la chance de t'avoir à leurs côtés, je n'en doute pas une seconde.
Et je te souhaite de continuer à aimer ton métier comme ça pendant longtemps, et de réussir à continuer la protection animale à côté, je sais à quel point ça te tient à cœur aussi.
Gros bisous la belle!
Merci :) Même s'il y a parfois un peu de découragement, je pense qu'il faut un minimum de passion pour tenir le coup là dedans ! Mais pour une fois que j'ai l'occasion d'écrire quelque chose d'heureux, j'en profite, je ne me sentirai peut être pas toujours autant à ma place !
Supprimerohlala, quel texte...
RépondreSupprimerje suis touchée par ce que tu as vécu, et par ce vieil homme, qui n'était plus qui il était. ça nous ramène à ce que nous serons peut être plus tard, et comme nous devons être vigilant maintenant pour nos personnes âgées.
tu fais un beau métier, qui malheureusement est souvent déconsidéré, alors que c'est un métier primordial auprès des patients.
mais c'est aussi un métier difficile, prenant, on voit malheureusement des choses terribles qui arrivent.
j'espère que tu garderas toute ta vie cette flamme et te souhaite une bonne continuation dans ton métier.
Merci Titite. Je repense à lui très souvent moi aussi. Je regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine à cette époque, enfant on ne se rend pas compte à quel point on est cruel. Je ne ressens pas le besoin de me faire pardonner, mais offrir à d'autres ce dont lui a manqué un jour, je trouve que c'est une belle manière de ne pas refaire cette erreur.
Supprimer